Des dizaines de CFA en danger de fermeture selon les Chambres de commerce et d’industrie

Pierre Goguet, Président de CCI France répond à « La question de l’Ajéduc »

Ajéduc : Quels sont les risques de la réforme de l’apprentissage pour les établissements du réseau consulaire ?

Pierre Goguet : La mission des Chambres de commerce et d’industrie (CCI) est de créer de la formation en fonction des besoins des bassins d’emploi, en lien avec des branches qui n’ont pas la capillarité territoriale suffisante pour mener à bien ces actions. A la fois collecteur de la taxe d’apprentissage et opérateur, le réseau des CCI est à la confluence des besoins des territoires et des branches : nous pensons pouvoir jouer un rôle de pilote dans l’avenir de l’apprentissage.

Mais le projet de réforme et sa coupe budgétaire de 150 M€ pour le réseau ne vont pas forcément en ce sens et impliquent des risques réels pour nos formations :

– La fermeture de dizaines de centres de formation d’apprentis (CFA). La taxe d’apprentissage devrait suffire au financement des CFA mais, dans les faits, ce n’est pas toujours le cas. Les CCI leur allouent donc des subventions d’équipement issues de leur taxe pour frais de chambre, une taxe perçue par les CCI pour assurer le financement de leur fonctionnement.

Si le rapport de l’Inspection Générale des Finances sur la réduction du portefeuille des métiers des chambres leur interdit d’allouer une quote-part de cette taxe à l’apprentissage, que vont devenir les CFA ? Car si les fonds issus de la taxe pour frais de chambre n’ont pas vocation à être utilisés pour l’apprentissage, force est de constater qu’elle contribue de façon substantielle à son financement. Sans elle, près de 30 CFA se retrouveraient en danger de fermeture, à moins qu’un conseil régional ou une branche prenne le relais, ce dont je doute.

– La suppression de formation de niches. Avec la rémunération des CFA au contrat, le projet de réforme induit un système poussant à la volumétrie et donc à privilégier des filières porteuses au détriment des formations de niche et de certains territoires déjà en proie à la désertification. Un système qui implique aussi l’éloignement des entrepreneurs et des CFA ainsi qu’un accompagnement des entreprises et des élèves moins personnalisé.

-Un risque lié au développement du statut d’établissement d’enseignement supérieur consulaire (EESC) et l’ouverture du capital aux investisseurs étrangers. Un statut qu’on dit salvateur mais qui a pourtant un gros défaut en ce qu’il interdit la rémunération des plus-values. Pour un investisseur, le retour sur investissement est faible, sauf à racheter l’école dans son intégralité.

-L’affaiblissement de la démocratisation des grandes écoles qui vont devoir pallier ces coupes budgétaires par une augmentation de leurs frais de scolarité.

Mais nos préoccupations ne reposent pas tant sur cette nouvelle coupe budgétaire (nous en avons déjà subi de nombreuses et avons toujours su rebondir), que sur la brutalité de son application qui doit être réalisée en 3 mois seulement. Comme le dit Kierkegaard, « le chemin est difficile mais c’est le difficile qui est le chemin »

Propos recueillis par Clarisse Watine (Le Journal des Grandes Ecoles et Universités)

 

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Bernard Koehret (créateur d’APB) : « Ne plus demander aux candidats de classer leurs vœux est une erreur »

La question de l’Ajeduc, à Bernard Koehret, créateur d’Admission post-bac (APB) :

Question : Des milliers de bacheliers s’étant retrouvés sans formation à la rentrée, beaucoup ont rejeté la faute sur APB, dont vous êtes le concepteur… S’est-on trompé de combat ?

B.K.:.Dans le discours concernant APB, il y a en permanence une confusion entre deux algorithmes : en l’absence de réglementation permettant aux universités de choisir leurs étudiants lorsque la demande est plus forte que la capacité d’accueil, un premier algorithme de classement des candidats à une licence est utilisé, un algorithme d’affectation est ensuite mis en œuvre pour satisfaire au mieux les souhaits des candidats.

La Cour des Comptes, dans son rapport d’octobre 2017, précise : « L’adossement de la procédure à un algorithme d’affectation est un des éléments fondamentaux de l’optimisation induite par APB car il permet de faciliter le processus naturel de rencontre entre offre et demande de formation ».

Les critiques des usagers, de la Cour des Comptes et les injonctions de la CNIL portent sur les critères et le tirage au sort utilisés dans le premier algorithme. Concernant la hiérarchisation des vœux des candidats et l’algorithme d’affectation, tout le monde reconnaît son efficacité qui permet de réduire le stress de la plupart des candidats.

Il ne faut pas se tromper de cible : être éliminé d’une licence par un tirage au sort parce que la réglementation n’autorise rien d’autre n’est évidemment pas satisfaisant. En déduire qu’il ne faut plus demander aux candidats de classer leurs vœux et d’utiliser un algorithme pour satisfaire au mieux ces vœux est une erreur.

Evidemment l’utilisation d’un algorithme ne résout pas tout : en 2017, 808 000 candidats ont participé à APB pour 654 000 places, 81% des candidats ont obtenu un de leurs trois premiers vœux. Par manque de places, quelques milliers de candidats n’ayant pas fait un nombre suffisant de vœux adaptés sont restés sans proposition comme chaque année sans qu’on soit sûr qu’un nombre significatif de ces candidats n’aient pas trouvé une formation préférée hors APB.

Propos recueillis par Erwin Canard

Danièle Manesse: « L’écriture inclusive ne divise pas entre droite et gauche »

La question de l’Ajéduc à Danièle Manesse*, professeure émérite de sciences du langage, université Sorbonne nouvelle Paris III

Crédit photo SNUipp-FSU

Question: Ce qu’on appelle « l’écriture inclusive » relève-t-il d’un combat féministe de gauche?

D. Manesse. Combat de gauche ? Ce ne fut ni celui de George Sand, de Louise Michel, de Simone de Beauvoir, ni d’Antoinette Fouque, à ma connaissance. Si être de gauche, c’est chercher à accroitre* les droits de ceux qui en sont privés, tout féminisme est de gauche. Mais je ne pense pas que les femmes gagnent quoi que ce soit à cet artifice de lettrés. L’écriture inclusive ne divise pas entre droite et gauche, et l’adhésion bruyante de certains milieux révèle surtout le conformisme politiquement correct et la peur d’être taxé de machisme. Au départ, il y a l’effet Knock, (« les gens bien portants sont des malades qui s’ignorent ») : les femmes doivent prendre conscience de leur écrasement par les formes de la langue. La cause procède par intimidation, argument d’autorité, culpabilisation (« seul·es les partisan·es de la domination masculine devraient s’étouffer devant l’écriture inclusive »).

Les sociétés indo-européennes étaient patriarcales, leurs langues en portent des traces. Mais la grammaire, l’ordre de la langue, n’est pas le monde, la réalité concrète de la vie ; l’anglais ou le coréen ne sont pas plus « féministes » que le français parce qu’ils n’accordent pas en genre. L’Académie eut au XVIIè pour mission de stabiliser le français fleurissant en tout sens, et l’a fait avec les catégories de l’époque : comme notre nouveau clergé féministe de la langue, l’abbé Bouhours confondait la grammaire et le monde. Ce débat surchauffe les médias tétanisés et on confond des choses bien différentes :

– Une question de lexique, qui, en effet, relevait d’une censure machiste. Il est normal d’avoir des mots disponibles pour désigner les métiers et statut des femmes ; des textes officiels sont disponibles depuis 30 ans ! Rappelons que l’expression « invisibilité des femmes » a surgi sur ce thème des métiers. Nul doute que l’avocate acharnée à se faire appeler « madame l’avocat et cher confrère » dit quelque chose de son rapport au pouvoir.

– Une règle de grammaire qui prescrit que le « masculin l’emporte sur le féminin ». Ce n’est pas son sexisme qui la rend problématique mais son «invraisemblance » dans certains cas : « mes quatre cousines et leur père sont contents ? ». Il suffit de traiter au cas par cas, s’il y a conflit, en appeler à la variation possible, à la transgression exceptionnelle de la règle, comme on le fait à l’oral. Nul besoin de changer la règle générale mais améliorons sa formulation si on la juge agressive : le « genre dit masculin » neutralise au pluriel l’opposition entre les noms féminins et masculins…

– Le bouleversement de la chaine écrite, enfin, témoigne de l’ambition d’une caste lettrée à confisquer le bien commun : elle a le droit de chahuter la langue écrite ! L’unité de la langue écrite, c’est le mot ? Peu importe, elle charcute pour ses besoins son ordonnance à l’écrit et les mots disloqués brisent syntaxe et morphologie. Elle jubile à élargir la distance entre l’oral et l’écrit, à rendre la langue écrite impossible à oraliser. Si 20% de la population a une maitrise insuffisante de la langue écrite à 16 ans, cela ne la concerne pas, pas plus que les difficultés de l’enseignement de la lecture à plus d’un million d’enfants par an. Elle est au-dessus.

Propos recueillis par Luc Cédelle

  • Danièle Manesse est notamment coauteure (avec Danièle Cogis) de Orthographe, à qui la faute? (ESF, 2007) et a dirigé Le français en classes difficiles. Le collège entre langue et discours (ENS Lyon, 2003)
  • L’édition de ce texte, à la demande de Danièle Manesse, applique les recommandations de 1990

François Bonvalet : « L’augmentation des frais de scolarité est inéluctable et souhaitable pour le pays »

François Bonvalet ©TBS

François Bonvalet, DG de Toulouse Business School (TBS) répond à « La question de l’Ajéduc » sur l’évolution des frais de scolarité dans les établissements d’enseignement supérieur.

Ajéduc : Va-t-on vers une augmentation inéluctable des frais de scolarité dans les business schools et plus largement dans le supérieur ?

François Bonvalet : « L’augmentation des droits de scolarité engagée dans les grandes écoles et en particulier les business schools, n’est pas terminée ! Nos enjeux comme notre terrain de jeu et nos concurrents, sont internationaux. Nous devons nous doter des moyens de rivaliser, de maintenir notre haut niveau et notre attractivité alors même que nos dotations se réduisent drastiquement.

Ce questionnement ne doit pas concerner uniquement les écoles. Nous connaissons le coût réel de nos programmes « grande école », calculé pour les Centres de Formation des Apprentis (CFA). A TBS, il se monte à 13 540 €/élève/an et nous facturons des frais de scolarité de 10 800 €/an. C’est un modèle extrêmement vertueux pour les finances publiques !

Retour sur investissement

En effet, les études nous disent que le « coût de production » d’une année en université en sciences de gestion (pour évoquer un domaine comparable à celui de nos écoles), atteint un montant supérieur à nos propres coûts !

Ce ne serait donc pas délirant, du point de vue économique, d’augmenter les frais de scolarité en université. En ciblant les filières dans lesquelles on sait qu’il y a des débouchés, de l’emploi donc le potentiel pour emprunter si nécessaire et être ensuite en mesure de rembourser ses études. Ce mécanisme met clairement en lumière le fait que la formation est un investissement rentable.

Evolution culturelle

L’augmentation des frais de scolarité est inéluctable et souhaitable pour le pays. On ne peut pas continuer à demander à la collectivité de financer un système où en licence, il y a jusqu’à 60 % d’échec. Cette question des droits de scolarité est donc intimement liée aux enjeux d’orientation après le bac et à l’effroyable gâchis de l’échec en licence.

Propos recueillis par Ariane Fery

Anne Barrère : «La culture envahissante de l’évaluation contribue à démoraliser les enseignants»

barrereLa question de l’Ajéduc à Anne Barrère, professeure en sciences de l’éducation à l’université Paris-Descartes (Sorbonne Paris Cité)

Question. C’est en sociologue du travail, après avoir été enseignante, que vous étudiez le système éducatif. Et alors que la quasi totalité des politiques et des médias se demande comment remédier aux médiocres performances françaises, vous estimez, comme Diane Ravitch aux Etats-Unis, que « c’est la recherche de l’efficacité qui devient le problème ». Qu’avez-vous contre l’efficacité ?

Anne Barrère. Personne n’a rien, et en tout cas pas moi, contre l’efficacité proprement dite. En revanche, le problème est la manière dont elle est prise en charge actuellement par une culture de l’évaluation, à tous les niveaux du système. A presque tous les niveaux devrais-je dire, car si les enseignants ou les établissements scolaires sont volontiers jugés en défaut d’efficacité, peu d’évaluations font le lien entre les insuffisances du système français et son encadrement, l’état piteux de la formation des enseignants etc. Les prescripteurs d’efficacité s’exonèrent assez bien eux-mêmes des constats évaluatifs.

Le problème n’est pas, bien entendu, que l’on fasse des diagnostics ou des comparaisons internationales, mais la manière dont ces diagnostics servent, au niveau local, à créditer ou discréditer tel type d’acteurs ou d’actions… alors même que l’expertise en éducation est complexe et incertaine.

Parce que j’étudie le système éducatif au travers du travail et non des politiques scolaires en tant que telles, je constate que le problème est aussi le temps et l’énergie dépensés en des tâches d’évaluation : remontées d’informations, documents à remplir… – Ces tâches sont la plupart du temps bureaucratiques, éloignées du cœur de métier et leur résultat n’est parfois même pas pris aux sérieux par ceux qui les demandent, devenant ainsi totalement absurdes.

Il faut aussi comprendre que l’efficacité mesurée par les performances scolaires est compatible avec des systèmes scolaires très différents entre eux, et qui ne sont pas tous également désirables… La recherche de l’efficacité est alors un cache-misère de l’absence de projet éducatif.

Il est intéressant que cette culture de l’évaluation soit l’objet de critiques internationales, qui plus est venant du monde anglo-saxon, censé lui être plus favorable. Les risques du « teaching to the test » transformant les nations et leurs écoles en autant d’élèves d’une gigantesque classe mondiale sont désormais bien connus.

Mais surtout les constats d’une démoralisation et d’un découragement des professionnels de l’éducation sont aujourd’hui, dans des contextes différents, à bien des égards favorisés par les produits d’une culture envahissante de l’évaluation, pourtant l’objet d’un consensus unanime de la part des décideurs.

Propos recueillis par Luc Cédelle