L’atelier à distance autour du datajournalisme dans l’éducation nationale et l’enseignement supérieur a réuni une quinzaine de journalistes membres de l’Ajeduc. Animé par Emma Ferrand, vice-présidente de l’Ajeduc, il s’est déroulé le mardi 6 décembre 2022 avec trois intervenantes du secteur : Nalini Lepetit-Chella, datajournaliste à l’AFP (ex-News Tank, ex-AEF, …), Alexiane Lerouge, datajournaliste (AEF info), Manon Pellieux, datajournaliste (L’Etudiant-Educpros)
Pour commencer cet atelier, quelle est votre formation, notamment au datajournalisme ?
Nalini Lepetit-Chella : J’ai un master de journalisme à l’Ijba et j’ai eu la possibilité de réaliser ma deuxième année dans un master spécialisé data et visualisation à Madrid, pour faire de l’investigation.
Manon Pellieux : Je me suis formée à travers mon contrat d’apprentissage et je pense que beaucoup de personnes sont comme moi, à s’autoformer au datajournalisme. Il existe beaucoup de ressources disponibles sur Internet si je veux apprendre de nouvelles choses, avoir des nouvelles compétences.
Alexiane Lerouge : je suis passée par l’ESJ Lille en presse écrite web, avec un petit intérêt pour le data. Puis, j’ai fait un apprentissage pour le média Alternatives Economiques, où il y avait notamment une volonté de développer la datavisualisation, qui m’a permis de me lancer sur le sujet. A force, j’ai réalisé les possibilités de faire de l’enquête avec des données. Je pense qu’il faut à la fois maitriser le visuel et la donnée, c’est un ensemble. Mais je remarque que beaucoup de personnes ne maitrisent qu’une seule facette.
Quelles sont les méthodologies de travail en fonction des besoins de data ? (classements, analyses, enquêtes…)
Nalini Lepetit-Chella : Cela dépend des besoins et du sujet, on utilise différents outils, à des degrés différents. Un exemple : sur un sujet que j’ai pu faire récemment sur l’impact de la réforme du lycée sur les élèves issus des milieux populaires ? J’ai pu utiliser des données, remis en contexte en faisant des ITW, notamment de professeurs, pour appuyer le propos. Il faut aller au-delà des données, qui sont « une seule source d’information », au même titre qu’un document ou une personne.
Alexiane Lerouge : Je rejoins Nalini sur cette approche. J’ai travaillé pour le média Disclose, qui a l’avantage de faire travailler en équipe. Le travail sur les données n’est jamais suffisant. J’ai récemment fait une série pour AEF info sur les fonds de roulement des universités alors que je n’avais jamais fait de comptabilité. Donc il faut faire beaucoup d’entretiens pour éviter de dire n’importe quoi.
Manon Pellieux : de mon côté c’est un peu différent. Je m’occupe notamment des classements au sein de l’Etudiant, ce qui implique de récolter nous-mêmes de la donnée, via l’open data ou des bases semi-fermées, mais aussi de créer des questionnaires à envoyer aux établissements. Il faut s’assurer que les questionnaires sont bien compris par les interlocuteurs. Une fois qu’on a toutes les données, il faut calculer mais aussi vérifier car c’est du déclaratif de la part des écoles.
Comment trier les données, comment s’y retrouver pour faire la part des choses ?
Nalini Lepetit-Chella : C’est comme avec une interview : on ne réutilise pas tout, il faut trier, scanner au regard de l’angle qu’on essaye d’approfondir. L’enjeu est de s’y retrouver dans beaucoup d’informations.
Alexiane Lerouge : Entre plusieurs jeux de données, je conseille de prioriser la donnée la plus claire, précise et complète, surtout si on est en flux tendu. On peut se rendre compte parfois qu’il y a des données qui manquent, mais à la fin du travail. Il faut alors contacter d’autres sources, voire l’auteur du jeu de données. Un bon réflexe est donc de vérifier dès le début que les données sont complètes.
Faire du datajournalisme, c’est un truc pour les fans de mathématiques ? (aka l’angoisse du tableau Excel)
Alexiane Lerouge : On a toujours une première hésitation, mais quand on prend l’habitude et avec tout ce qu’on peut faire avec la donnée, c’est difficile de ne pas devenir accroc ! Mais je n’avais pas un profil très matheux au départ. Par contre, j’aime aller travailler dans des domaines que je ne connais pas. Mais quand on a un doute, il est important de se reposer sur des collègues plus expérimentés ou les auteurs de ces données.
Manon Pellieux : J’ai juste un bac S. A mon sens, il n’y a pas besoin d’avoir une grosse connaissance en maths. Quand on a cet intérêt pour la data, on se rend compte de détails qu’on n’aurait pas eu sur un sujet en allant juste sur le terrain. Par contre, mieux vaut avoir un intérêt pour les nouvelles technologies et rester informée. Il faut apprendre à s’autoformer, les outils peuvent évoluer très vite, même sur un an.
Nalini Lepetit-Chella : J’aime les maths. Mais ce que j’aimais faire en maths, je ne l’ai pas retrouvé dans le travail de datajournaliste. Ce qui est utile, c’est d’avoir des bases dans les statistiques. Mais il n’y a pas besoin de connaissances poussées, plutôt d’avoir une rigueur dans sa méthode de travail, appliquer la logique.
Est-ce que les jeux de données sur lesquels vous travaillez se professionnalisent avec le temps, sont plus « propres » ?
Alexiane Lerouge : On a rencontré récemment la cheffe du Sies (Sous-direction des systèmes d’information et des études statistiques) qui dit vouloir mieux professionnaliser les données publiques. Il y a quelques années, on allait sur data gouv et les tableurs étaient absurdes, sans grand intérêt. Au MESR, il y a un vrai échange entre journalistes et producteurs de données. Mais il y a encore du travail.
Manon Pellieux : Je trouve que les données de l’ESR sont globalement mieux qu’ailleurs, notamment en comparant avec celles des ministères de la Culture et des Transports. Il y a une meilleure régularité de publication, on a des réponses à des demandes de données détaillées… C’est parfois un peu compliqué mais on a l’impression que c’est plus carré et proactif dans l’ouverture des données. Mais dans la structure, il peut y avoir des choses à améliorer.
Nalini Lepetit-Chella : C’est un travail au niveau ministériel lié à la transparence, qui passe par l’ouverture des données. Il y a de plus en plus de jeux de données, donc ils sont obligés de se professionnaliser. J’imagine qu’à une époque, cela a été fait plus à contre cœur et avec moins de professionnels.
Intervention de Manon, une invitée doctorante : Le MESR est l’un des seuls ministères à s’être lancé sur le sujet de l’ouverture de ses données en 2014 de son plein gré, d’où une meilleure qualité par rapport à d’autres ministères.
Est-ce qu’il y a une communauté entre data journalistes pour peser et essayer d’obtenir plus rapidement des données ?
Manon Pellieux : Il y une petite communauté de data journalistes de l’ESR, qui peut avoir ses avantages. Par exemple, un journaliste fait une demande spécifique auprès du Sies, qui prend du temps, et ensuite il fait tourner les données à d’autres journalistes. Être plusieurs à demander doit avoir un poids auprès des ministères.
Nalini Lepetit-Chella : L’association des journalistes pour la transparence (dont fait partie Alexiane), elle aide les journalistes à faire valoir leur droit à l’accès aux informations publiques, notamment en les soutenant dans le cadre de la Cada (La Commission d’accès aux documents administratifs), qui est technique et chronophage. Existe aussi une communauté assez large de datajournalistes au sein de « Datajournos », avec du partage de données, d’informations.
Quelle relation avec les rédacteurs et rédactrices en chef ?
Alexiane Lerouge : Je fais en sorte de travailler auprès de rédactions qui sont sensibilisées au datajournalisme. Parfois les chefs nous prennent pour des « lutins magiques », en citant un journaliste des Décodeurs. Les demandes sont parfois un peu trop élevées par rapport au temps nécessaire. Pour les pigistes payés au feuillet, c’est parfois compliqué d’expliquer qu’il y a un gros travail préalable sur les données, qui prend plus de temps que juste faire des interviews. J’ai l’impression que depuis que la communauté des datajournalistes a pris forme, il y a des échanges qui permettent de se donner des conseils entre pigistes mais aussi de meilleurs aiguillages pour savoir avec quels médias travailler. Il y a de plus en plus de datajournaliste pigistes.
Nalini Lepetit-Chella : On peut aujourd’hui discuter avec les rédacteurs en chef, ce qui semble plus commun qu’avant. Par contre, il reste des efforts de pédagogie à faire dans les rédactions qui n’ont pas misé sur le data. Mais même dans les rédactions ayant misé dessus, il faut faire un travail de pédagogie auprès des collègues. On peut être perçu comme de simples « techniciens » par certains. Mais non, nous sommes des journalistes, avec certains types d’outils.
Intervention de Dahvia : Traiter de la donnée demande du temps, mais je reconnais que je n’en avait pas forcément conscience, notamment lors des demandes adressées aux pigistes. Le jeu de données est aussi très intéressant pour objectiver des choses et les opposer auprès d’intervenants lors d’un entretien. Un data journaliste, c’est data et journaliste. Il reste un gros travail d’acculturation à faire.
Manon Pellieux : On m’a recommandé de considérer, en pige, une infographie comme un feuillet. Une rédaction a accepté de payer le travail de fouille des données, en plus de la pige. Il faut tenter le coup même si ça ne marche pas toujours.
Des conseils pour celles et ceux qui veulent se lancer ?
Alexiane Lerouge : Faire de l’infographie est une bonne façon de commencer, cela oblige à mettre un premier pied dans Excel. On prend vite le coup. Ensuite, on peut être de plus en plus ambitieux.
Nalini Lepetit-Chella : Oui, il faut être progressif et avoir des collègues qui s’y connaissent permet de gagner du temps.
Manon Pellieux : Pareil, et il faut un travail de veille pour continuer de se former, et aussi s’inspirer.